Date de Pâques: est-ce si compliqué?

La descente aux Limbes
(monastère d'Osios Loukas, Grèce)

La communauté orthodoxe fête Pâques dimanche 2 mai. Pourquoi si tard, pourquoi pas avec les autres chrétiens ? L'histoire des calendriers nous permet de comprendre.

Voir aussi notre intervention enregistrée dans l'émission Orthodoxie du 2 mai 2021 à 9 h 30 sur FR2.

C'est aux juifs que les chrétiens ont emprunté la fête de Pâques. La date en est prescrite dans le livre de l'Exode: le repas pascal a lieu le soir du 14 du premier mois de l'année. Ne suffit-il pas de convertir cette date toute simple ? Pourquoi les communautés chrétiennes ne sont-elles pas d'accord entre elles ?

La définition d'une date pour Pâques reflète les difficultés de la science des calendriers. Changer le sens des mots peut avoir des conséquences funestes. Rendre compte des cycles astronomiques nécessite de faire des approximations. Une petite erreur peut, au bout de quelques siècles, résulter en un écart considérable. Voyons comment la détermination de la date de Pâques a évolué dans l'histoire.  

Le mois et la lune

Chez les Hébreux, le premier mois de l'année est le mois du printemps. Mais c'est avant tout un mois lunaire. Le sens étymologique du mot "mois" est "lunaison", c'est le temps entre deux nouvelles lunes successives. Ainsi "month" et "moon" sont-ils de la même famille. Et même le caractère japonais  (tsuki) désigne à la fois le mois et la lune. Dans le monde antique, chacun sait ce qu'est un mois, comme chacun sait ce qu'est un jour. Il suffit de regarder la lune. Notre monde à l'habitat protégé et souvent urbanisé n'est plus sensible à la lune. Ainsi, quand l'Exode désigne le 14 du premier mois, il indique la pleine lune de printemps. Mais cela est beaucoup moins perceptible aux citadins hyperprotégés que nous sommes devenus. Surtout que, depuis plus de 2000 ans, un mois ne correspond plus à une lunaison.

Jules César change la donne

Jules César

La plupart des peuples antiques de la méditerranée utilisaient un calendrier luni-solaire. L'année comprenait douze mois lunaires, soit 354 ou 355 jours. Tous les deux ou trois ans, il fallait ajouter un mois intercalaire. Les Romains utilisaient déjà les noms des mois de notre calendrier. César, qui avait gagné la charge de Pontifex maximus dès 69 av. J.-C., devait promulguer le 13e mois tous les deux ou trois ans. Tout à ses conquêtes en Espagne et en Gaule, il avait négligé de le faire et le calendrier dérivait fortement.

Sa carrière politique l'amena à poursuivre Pompée jusqu'en Egypte. L'histoire retient qu'il y connut la belle Cléopâtre, mais il y trouva aussi le calendrier égyptien, premier calendrier solaire de l'histoire. Les mois du calendrier égyptien sont de simples divisions de l'année, laquelle suit le cycle les saisons. Cette trouvaille de César a eu des conséquences bien plus considérables que sa relation avec Cléopâtre.

Dans un éclair de génie, Jules César décida de réformer le calendrier romain en un calendrier solaire. Il eut la bonne idée de réutiliser les mois romains déjà existants, qu'il allongea légèrement afin d'obtenir une année de 365 ou 366 jours. Il ne put malheureusement modifier février, mois des puissances infernales qu'il ne fallait pas déranger, Avec 28 jours, ce mois est resté nettement plus court que les autres. César eut aussi le caprice de faire commencer l'année en janvier. Mars, mois où on peut reprendre la guerre, était par tradition le premier mois de l'année. On entend encore les nombres 7 à 10 dans septembre, octobre, novembre et décembre, alors que ce sont les neuvième à douzième mois. Enfin, César n'attendit pas que le solstice d'hiver correspondît à une fin de lune. Il fit commencer son nouveau calendrier 1er janvier 45 av. J.-C., jour d'une nouvelle lune. Mais désormais, le mois ne représenterait plus une lunaison. 

Le calendrier julien s'est imposé dans l'ensemble de l'Empire romain, c'est-à-dire toute la méditerranée. Les chrétiens s'y sont référés, plutôt que de reprendre le calendrier juif ou de créer un calendrier propre. Ils ont recyclé de nombreuses fêtes païennes, notamment la fête de sol invictus (soleil invaincu), fixée au 25 décembre, date du solstice à l'époque de César, et ont gardé cette date facile à retenir.

Mais pour Pâques, fête de calendrier lunaire, c'était autre chose. Alors que les hommes de l'Antiquité avaient longuement peiné à placer les saisons dans les cycles lunaires, il fallait désormais faire l'inverse: reconstituer les cycles lunaires dans un calendrier solaire. 

Définir Pâques sans calendrier lunaire

Il y eut d'abord de longues discussions sur la date de la fête chrétienne de Pâques par rapport à la Pâque juive. Devait-on fêter Pâques à la pleine lune de printemps, quel que soit le jour de semaine, ou fallait-il choisir le dimanche ? C'est la seconde solution qui a finalement prévalu. Puis, pour ne pas dépendre des juifs, l'Eglise a voulu définir un système autonome, s'appuyant sur le calendrier de l'empire romain, qui avait déjà acquis une portée universelle. Au concile de Nicée, en 325, la date de Pâques fut définie comme le dimanche suivant le quatorzième jour de lune tombant le 21 mars ou immédiatement après. L'intention des conciliaires de l'époque était de rattacher définitivement Pâques à l'équinoxe de printemps, qui arrivait alors vers le 21 mars. On l'a rattachée avant tout au calendrier julien, qui malheureusement dérive très légèrement par rapport au cycle des saisons. Les conséquences s'en feraient sentir plus tard. 

Malgré cette définition, le calcul de Pâques s'appuyait encore sur l'observation de la lune. Or le cycle lunaire est difficile à observer, et l'on peut légitimement fixer le début d'un mois lunaire à un jour d'intervalle selon l'endroit où l'on se trouve. Certaines années, comme en 2019, tel observatoire peut voir le 21 mars tomber le 14e jour de lune, et tel autre le 15e. Dans le premier cas, Pâques est le dimanche 24 mars, le premier après le 21 mars. Dans le second cas, il faut attendre la pleine lune suivante, le 20 avril, 29 jours et demi après celle tombée dans les derniers moments du 20 mars. Pâques tombe alors le dimanche suivant 21 avril. Comment résoudre un tel dilemme ?

De l'observation à l'algorithme

Denys le Petit
De même que, pour être prévisible, les calendriers deviennent algorithmiques après avoir été observationnels, il fallait que le calcul de lune devînt algorithmique afin que la date de Pâques, résultant d'un calcul, ne pût être contestée. C'est Denys le Petit (Dionysius Exiguus), moine né en Scythie, c'est-à-dire sur le bord septentrional de l'actuelle mer Noire, qui a concocté cet algorithme, appelé comput ecclésiastique. Petit par la taille ou par son humilité, Denys est immense par l'impact qu'il a laissé, rythmant encore aujourd'hui les calendriers des fêtes mobiles suivi par plusieurs milliards de chrétiens. 

Denys le Petit a repris le cycle de Méton, qu'utilisaient notamment plusieurs calendriers méditerranéens. 235 lunaisons correspondent à 19 années tropiques, à quelques heures près. Plus précisément, 4 fois 235 lunaisons correspondent pratiquement à 76 années civiles du calendrier julien. Comme 76 est un multiple de 4, il n'y a pas de biais lié aux années bissextiles du calendrier julien. Le cycle de 76 années, amélioration du cycle de Méton, avait été défini par l'astronome grec Callippe de Cyzique, dès le 4e siècle av. J.-C. C'est pourquoi il me paraît plus exact de dire que Denys le Petit utilise le cycle de Méton-Callippe.

Une lunaison dure en moyenne 29,530589 jours. La construction de mois lunaires alternant 29 et 30 jours pour tenir compte de cette moyenne est très compliquée. Plutôt que de reconstruire une année lunaire complète, Denys le Petit repéra uniquement le mois lunaire de printemps et établit des calculs exclusivement en nombres entiers. Au cours du cycle de 19 ans, l'âge de la lune le 21 mars croît de 11 jours modulo 30 d'une année à la suivante. Modulo 30 signifie que, si l'addition de 11 jours donne un résultat supérieur ou égal à 30, il faut retirer 30. Considérons par exemple une année où l'âge de lune au 21 mars est 24. Pour calculer l'âge de lune au 21 mars de l'année suivante on forme 24 + 11 = 35, puis on retire 30 pour obtenir finalement 5. De la dix-neuvième année d'un cycle à la première année du cycle suivant, on ajoute 12 jours au lieu de 11.

Une fois connu l'âge de lune au 21 mars, il suffit de progresser jusqu'à atteindre 14. Si l'âge au 21 mars est déjà supérieur à 14, alors il faut rechercher le 14 dans le mois lunaire suivant. Le 1er de ce nouveau mois lunaire suit le 30 du mois lunaire courant. Quand on a trouvé la date du 14e jour du lune, il faut encore avancer jusqu'au dimanche suivant, qui est le dimanche de Pâques. 

Pour trouver un jour de semaine dans l'année, les ecclésiastiques du Moyen-Âge utilisaient la "lettre dominicale". Cette lettre, entre A et G, représente le quantième du premier dimanche de l'année. Actuellement, les ordinateurs calculent instantanément le jour de semaine de n'importe quelle date. L'algorithme de Conway présenté ici permet de faire ce calcul de tête.

Enfin, il fallait donner une origine au cycle de 19 ans. Denys le Petit a proposé de compter les années à partir de la naissance du Christ. L'on dit souvent qu'il s'est trompé, car la chronologie de l'évangile de Luc fait naître Jésus de Nazareth en 4 voire 6 av. J.-C. La réalité est à mon avis tout autre. Denys le Petit a délibérément choisi l'origine des années en sorte de simplifier de nombreux calculs. L'année de base, année 1 av J.-C. qu'on ne pouvait encore appeler année zéro car le concept de zéro n'était pas encore parvenu en Occident, possède de nombreuses caractéristiques intéressantes. C'est une année bissextile, grâce à quoi les années bissextiles du calendrier julien sont multiples de 4, faciles à identifier. Cette année 0, et non pas l'année 1, est aussi la première du cycle de Méton, celle de "nombre d'or" 1. Pour calculer le nombre d'or, il suffit donc de chercher le reste de la division de l'année par 19 et d'ajouter 1. Enfin, cette année 0, l'équinoxe de printemps a pratiquement coïncidé avec une nouvelle lune. Cette coïncidence marquait l'Annonciation, neuf mois avant la naissance de Jésus, d'une manière emportant facilement la conviction pour les esprits de l'époque.

Le système de Denys le Petit, malgré les apparences, est simple parce qu'il considère une lune moyenne et ne nécessite que des calculs sur des nombres entiers. Il s'est imposé dans toute l'Eglise en moins de trois siècles.

Petites incertitudes deviennent grosses dérives

Ce n'est qu'à la fin du Moyen-Âge que l'Eglise a pris conscience des défauts du calendrier julien et du comput de Denys le Petit. En premier lieu, l'intercalation d'un jour tous les quatre ans ne rend pas compte du cycle des saisons. Au seizième siècle, l'équinoxe de printemps était observé vers le 11 mars au lieu du 21. La règle même du concile de Nicée allait conduire à fêter Pâques au cours de l'été. 

Par ailleurs, la très légère dérive du cycle de Méton-Callippe produit une lune calculée retardant d'un jour environ tous les 300 ans par rapport à la lune réelle, ce qu'avait observé Hipparque au 2e siècle avant notre ère. Pendant ce temps, la communauté juive s'était dotée d'un calendrier luni-solaire algorithmique qui lui permettait, et lui permet toujours, de fêter Pâques à la pleine lune de printemps vraie. 

La réforme grégorienne
Dans un contexte d'émergence du protestantisme, l'Eglise a fini par promulguer une réforme du calendrier résolvant ces problèmes. Il s'agit d'un réglage fin du calendrier julien et du comput de Denys le Petit, sans en renverser les principes. Le souverain pontife Grégoire XIII se posait en continuateur du pontifex maximus César pour régler son calendrier, sans en gommer les imperfections, notamment l'irrégularité des mois et le déphasage par rapport aux solstices.

Des changements visibles, et d'autres changement profonds

Le volet spectaculaire de la réforme grégorienne est l'effacement de 10 jours du mois sans changement du cycle des semaines. Le vendredi 15 octobre 1582 fait suite au jeudi 4 octobre à Rome et en Espagne, le lundi 20 décembre 1582 suit le dimanche 9 en France, et les autres pays catholiques basculent de  manière analogue dans les années qui suivent. 

Le second volet concerne la règle d'intercalation, c'est-à-dire la caractéristique des années bissextiles. Les années multiples de 100 qui ne sont pas multiples de 400 ne seront plus bissextiles. Aucun architecte de cette réforme n'en verra l'effet, puisque ce n'est que plus d'un siècle après sa promulgation qu'advient 1700, la première année de siècle non bissextile du calendrier grégorien.

Enfin, et ce point est beaucoup moins connu, le comput de Denys le Petit est modifié, d'abord pour tenir compte du décalage introduit par les années séculaires non bissextiles (au moyen de la métemptose), mais aussi du décalage du cycle de Méton-Callippe (c'est la proemptose). Une correction supplémentaire permet d'éviter que Pâques ne tombe plus tard que le 25 avril. Les astronomes grégoriens dégagent la notion d'épacte, âge de la lune la veille du 1er janvier ou, de manière équivalente, la veille du 1er mars. Cette notion peut apparaître comme une variable intermédiaire dont on peut se passer pour calculer Pâques, mais elle s'avère très utile pour reconstituer les phases de lune au cours d'une année.

La réforme du calendrier et du comput a abouti au calendrier d'aujourd'hui, le calendrier grégorien, qui comprend une méthode de calcul de Pâques. Enrichi récemment d'une numérotation normalisée des semaines, il est devenu, via la norme ISO 8601, le moyen universel de référencer toute date, y compris antérieure à sa promulgation de 1582.

Peut-on avoir raison avec Rome ?

Les pays catholiques d'Europe ont adopté rapidement la réforme. Mais ni le monde orthodoxe, ni les pays protestants n'ont accepté d'avoir raison avec le Pape. 

Il a fallu attendre 1700, première année de siècle non bissextile, pour que les pays protestants germaniques acceptent la réforme calendaire. Le Royaume-Uni a attendu 1752. On en voit encore la trace dans certains logiciels d'origine anglo-saxonne, dont la date "zéro", notamment en cas d'erreur logicielle, est... le 1er janvier 1753.

Dans leur majorité, les orthodoxes n'ont à ce jour pas accepté le calendrier grégorien. Il y a eu des tentatives de rapprochement, notamment celle du calendrier julien révisé de l'astronome serbe Milutin Milanković, mais même les communautés qui ont adopté ce calendrier (actuellement en phase avec le calendrier grégorien) calculent Pâques dans le comput julien.

Quel est l'écart entre les deux Pâques ?

Actuellement, c'est-à-dire jusqu'en 2099, le 21 mars julien tombe le 3 avril grégorien. Et par ailleurs, le 14e jour de lune du comput original julien correspond au 18e jour du comput grégorien. Pour cette raison: 

  • Quand la lune pascale grégorienne tombe avant le 30 mars, et donc le 18e jour de cette lune tombe avant le 3 avril, la pâque orthodoxe est renvoyée au mois lunaire suivant, et tombe en mai, quatre ou cinq semaines après la pâque romaine; c'est le cas en 2016 et 2021.
  • Quand cette même lune tombe à partir du 30 mars ou en avril, le calendrier julien voit cette même lune le 21 mars julien ou après, mais avec quatre jours de retard. La Pâque julienne peut tomber soit le même jour que la Pâque grégorienne (comme en 2014 et 2017), soit le plus souvent une semaine plus tard (2015, 2018, 2019, 2020, 2022).

Il est remarquable d'observer que, malgré ces divergences, ces dates sont toujours définies selon les principes du concile de Nicée. Mais le diable s'est introduit dans les détails: que veut dire "le 21 mars" ? comment évaluer l'âge de lune ? Le dialogue entre la lettre et l'esprit, le poids de la tradition, la tendance naturelle à faire autrement pour exister, ont provoqué ces digressions. Le grand mérite de Denys le Petit a été de proposer un algorithme simple. On peut calculer de tête tant la Pâque julienne que grégorienne, comme expliqué ici. Avoir représenté de manière simple la complexité du cycle lunaire est une marque de véritable génie.

Simplifier encore le calendrier ?

Comme nous l'avons dit, des imperfections majeures continuent de peser sur le calendrier grégorien. Dans l'histoire contemporaine, les tentatives de changement du calendrier avaient pour conséquences de casser le rythme immémorial de la semaine de sept jours. Ces tentatives ont toujours échoué. Le rythme de la semaine s'est imposé sans difficulté au monde entier. Il est désormais sanctuarisé par la norme ISO 8601 qui désigne par leur numéro les semaines de l'année civile. Remarquez que cette norme crée de fait un calendrier nouveau, le calendrier en semaines, avec des années de 52 ou parfois 53 semaines (par exemple 2020). Ce calendrier est très utilisé dans les entreprises.


Les défauts résiduels du calendrier grégorien tiennent à l'agencement des mois: ceux-ci ne sont pas régulièrement répartis, et ne sont pas en phase avec les solstices et équinoxes. Rien n'empêche d'utiliser un autre agencement, en concurrence avec les mois grégoriens. C'est la proposition du calendrier milésien. Ce calendrier bénéficie des acquis et avantages du calendrier grégorien, y compris le comput, mais en élimine les inconvénients. Il rend plus faciles les calculs calendaires mentaux du jour de semaine et de la date de Pâques. Il ouvre de nouvelles possibilités relatives au suivi de la durée du jour. Cela vaut la peine de s'y intéresser.

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